Sociology

Quam proxime – Aussi proche que possible

En changeant la technique, on change le mode de pensée parce qu’on change les modalités de la discussion (le mot discussion ici est à entendre dans son sens dialogique). Elle vient ainsi modifier la perception même que l’on se fait de notre réalité, et l’ensemble des croyances propres à une culture ou à une civilisation. Postman évoque cette idée dans son livre “Se distraire à en mourir’ ou il critique le média télévision essentiellement (on ira aussi vers l’ordinateur, qu’aurait-il dit du 2.0 qui amplifie encore davantage le fond de ses propos?)

Voici en quelque sorte le postulat que je viens de décrire ici, mis en mot par l’auteur:


“[..] Je reste convaincu que les moyens de transmission de l’information propre à chaque civilisation ont une influence déterminante sur la formation des préoccupations intellectuelles et sociales de cette civilisation [..] Chaque technique porte en soi son programme. [la technique est] une métaphore qui attend de se développer.”


Cela peut paraître abstrait ? Alors prenons quelques exemples.

Sans vouloir résumer l’ouvrage, car je perdrais probablement le cheminement de sa réflexion, je peux dire que l’on part de l’écriture donc du livre (la typographie) pour ensuite examiner l’arrivée du télégraphe, de la photographie, de la télévision et de l’ordinateur. Chaque nouvelle technique nous fait avancer vers plus d’abstraction, de divertissement, voire de frivolité. Meme Wikipedia aime bien citer Postman et sa vision ‘en vaudeville’ des moyens de communication moderne.

A propos de l’Eglise électronique (la religion, à la base un spectacle de l’enchantement, du sacré) ; et de l’information (qui est dorénavant livrée de façon ant-communicative) … et qui sont devenues quelque chose proche de ce qu’il croit bien que l’on nomme en théorie, en esthétique, du dadaisme ; en philosophie, du nihilisme ; en psychologie, de la schizophrénie et en langage du théâtre, du Vaudeville.

Le progrès technique (pour le meilleur ou pour le pire) a un impact politique, philosophique, culturel, ecosocial. Nous nous devons de percevoir de ce que nous sommes peu capables de prendre le recul nécessaire pour constater des dommages causés par la transposition de certains aspects de notre société par une nouvelle technique, qui ne véhiculera pas forcément, voire pas du tout, le même sens, qui ne transmettra plus avec la même intention. On assiste à un glissement de valeurs, je dirais même d’état de conscience. Et tout cela a notre insu, sans complot prémédité bien évidemment.

1.Les horloges de Mumford

“L’horloge est un mécanisme qui a pour produit les secondes et les minutes” (Technics and Civilization) 

Que nous dit-il de l’introduction de la technique de la mesure du temps ? Que l’horloge n’est en fait pas le moyen de garder la mesure du temps mais plutôt un moyen de synchroniser l’activité humaine. Que le temps est une vue de notre esprit, une réalité construite d’un enchaînement d’actions successives. Qu’en mesurant le temps, on crée une perception de continuité. 

“En fabriquant un tel produit, l’horloge a pour effet de dissocier le temps des événements humains et, ce faisant, d’alimenter la croyance en un monde indépendant constitué de successions de moments mathématiquement mesurables. Par conséquent, la notion d’un moment à un autre moment n’est pas le fait de Dieu ou de la nature. C’est une création de l’homme qui converse avec lui-même à propos d’un mécanisme qu’il a créé à travers celui-ci. “

On pourrait faire le lien avec Carlo Rovelli, avec la physique quantique. Pour certains, on aura pris un peu plus de distance par rapport au temps et à la prison du temps, (surtout depuis la perspective quantique) mais sans toutefois prendre assez de distance pour arriver à nous retrouver à notre juste place dans la nature.

2.Comment le progrès de la technique est perçu à tort par un mécanisme que “Marshall McLuhan appelle “la pensée en rétroviseur”

C’est -à -dire croire qu’un nouveau média est une simple extension, ou amplification, d’un autre média plus ancien”.(automobile = cheval rapide, lampe électrique = bougie puissante).

Ici un lien vers un site qui reprend l’idée de manière ludique mais pas trop quand même !

3.Et puis qu’en est-il de la conversation orale? Un bel exemple de la limitation d’un média dans le mode de pensée. Peut être parce que je me trouve près de la nation Cherokee pendant que j’écris ces lignes, cet exemple me donne le sourire et rapproche mes pensées plus près encore de celles de Postman.

“Considérons par exemple le mode de communication primitif au moyen des signaux de fumée. Même si je ne sais pas exactement quels types de discours servaient à transmettre les signaux de fumée, je peux deviner qu’il ne s’agissait pas en tout cas de discussions philosophiques. Les bouffées de fumée ne sont pas suffisamment complexes pour exprimer des idées sur la nature de l’existence ; et, même si cela était possible, un philosophe Cherokee serait à court de bois ou de couverture avant même d’en arriver à son deuxième axiome. On ne peut pas utiliser de la fumée pour faire de la philosophie. C’est un mode de communication qui exclut un tel contexte.”

4. Finalement, on y arrive : la technique change nos modes de pensées puisque le médium est la métaphore. Avec les quelques lignes du dessus, j’espère que ce texte maintenant t’inspire d’avantage !

“L’introduction dans une civilisation d’une technique telle que celle de l’écriture ou de l’horlogerie ne correspond pas seulement à une extension du pouvoir de l’homme sur le temps mais à une transformation de son mode de pensée – et par conséquent du contenu de sa culture. C’est en ce sens que j’appelle un média une métaphore. On nous a appris à l’école qu’une métaphore suggère ce que à quoi ressemble une chose en la comparant à une autre. Le pouvoir de suggestion est tel que cette conception se fixe dans nos esprits et que nous ne pouvons plus imaginer cette chose sans l’autre : la lumière est une onde ; le langage un arbre ; Dieu, un homme sage et vénérable ; l’esprit, une caverne sombre illuminée par la connaissance. Et si ces métaphores ne sont plus adaptées, nous devons en trouver d’autres qui le soient. La lumière est une particule ; le langage, une rivière ; Dieu (comme le déclare Bertrand Russell) une équation différentielle ; l’esprit, un jardin qui aspire à être cultivé.

[..]si on part de l’hypothèse que dans chaque outil que nous créons se trouve enchâssée une conception dont la portée dépasse la fonction de l’outil lui-même. Ainsi, l’invention des lorgnons au XIIe siècle n’a pas seulement permis l’amélioration de la vision défectueuse mais a aussi suggéré l’idée que les êtres humains ne savaient pas accepter comme inéluctables les déficiences dont la nature les avait dotés ou les ravages du temps. Derrière les lorgnons se cachaient une nouvelle conception de l’homme et de son destin, avec eux arrivait l’idée que le corps est aussi susceptible d’amélioration que l’esprit.[..]il y a un lien entre l’invention des lorgnons au XIIe siècle et les recherches génétiques du XXe.”

Extraits de Amusing ourselves to death de Neil Postman

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